14
L’homme présentait ma petite quincaillerie devant l’oculaire bourdonnant et cliquetant sanglé autour de sa tête. Son crâne rasé était couturé de fines cicatrices comme un vase brisé qui aurait été réparé par un néophyte pressé par le temps. Il examina mes expériensticks un à un, en les portant au niveau de son oculaire avec des pinces à épiler. On aurait dit un vieil entomologiste. À côté de lui, un jeune portant un casque comme celui que j’avais fauché à Vadim fumait une cigarette roulée à la main.
— Mouais. Je pourrais éventuellement faire quelque chose de ces merdes, fit l’homme à l’oculaire. Vous dites que tout ça est authentique, hum ? C’est sûr, ça ?
— Les séquences militaires ont été extraites de la mémoire de soldats après les phases de combat concernées. Elles ont été obtenues par scrapping lors du processus normal de collecte de renseignements.
Il tendit la main sous la table, tira une petite boîte en fer dont le couvercle tenait avec un élastique et compta quelques douzaines de billets en monnaie locale. Des billets arborant des valeurs étranges, comme je l’avais déjà remarqué : treize, quatre, vingt-sept, trois…
— Ouais… Et comment elles sont arrivées entre vos mains ?
— Ça, ce ne sont pas vos oignons, rétorquai-je.
— Bah, on peut toujours demander, hein ? lâcha-t-il avec une moue désabusée. Autre chose, maintenant que vous m’avez fait perdre mon temps ?
Je le laissai ensuite examiner les expériensticks de Quirrenbach et le regardai esquisser une moue de mépris puis de dégoût.
— Alors ?
— Alors, maintenant vous vous foutez de moi, et j’aime pas ça.
— Si ça ne vaut rien, vous me le dites tout de suite et je m’en vais.
— Ben ça vaut rien ! lança-t-il après un nouveau coup d’œil aux sticks. En fait, c’est exactement le genre de trucs que j’aurais pu acheter il y a un mois ou deux. Ça fait fureur sur Grand Teton. Les gens ne se lassent pas de ces concrétions de bave en forme de tours.
— Alors, où est le problème ?
— Cette merde est déjà sur le marché, voilà le problème. Ces expériensticks sont déjà en vente, et le cours est en chute libre. Ça doit être – quoi ? Des copies de troisième ou quatrième génération ? De la merde pour fauchés.
Il préleva encore quelques billets de sa liasse, mais loin de ce qu’il avait payé pour mes propres expériensticks.
— Vous avez autre chose dans votre musette ?
Je haussai les épaules.
— Ça dépend de ce que vous cherchez.
— Utilisez votre imagination.
Il passa l’un des expériensticks militaires à son comparse. Le menton du jeune était adouci par les premiers duvets d’une ébauche de barbe. Il éjecta l’expérienstick qu’il visionnait et brancha le mien à la place sans enlever ses lunettes.
— N’importe quoi de noir. Noir de noir. Vous voyez ce que je veux dire, hum ?
— J’en ai une assez bonne idée.
— Alors soit vous aboulez, soit vous dégagez.
À côté de lui, le jeune commença à se convulser sur son siège.
— Hé, c’est quoi, cette merde ? dit le vieux.
— Ce casque a-t-il la résolution spatiale nécessaire pour stimuler les centres du plaisir et de la douleur ? demandai-je.
— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
Il se pencha et flanqua une bonne claque sur l’arrière de la tête du jeune, faisant voler le casque de lecture. Le jeune était avachi sur son siège, les yeux vitreux. Il bavait, encore agité de spasmes.
— Alors il n’aurait probablement pas dû visionner ces trucs-là, repris-je. À mon avis, il est tombé sur une séance d’interrogatoire de la CdN. Vous vous êtes déjà fait arracher les doigts ?
Le type à l’oculaire de verre eut un ricanement.
— Moche. Très moche. Mais il y a des clients pour ce genre de merde. Exactement comme il y en a pour les trucs noirs.
Le moment était aussi propice qu’un autre pour juger de la qualité de la marchandise de Vadim. Je lui tendis l’un des expériensticks noirs agrémentés d’un motif représentant un petit ver argenté.
— C’est de ça que vous voulez parler ?
Il parut sceptique, au début, puis il examina le stick de plus près. Toutes sortes d’indicateurs subliminaux permettaient probablement à un œil entraîné de distinguer les vrais des faux.
— Si c’est de la contrebande, elle est bien faite, ce qui veut dire que ça vaut quelque chose, quoi qu’il y ait dedans. Hé, l’abruti ! Essaye ça !
Il alla chercher, à quatre pattes, le casque de lecture, le colla sur la tête du jeune et s’apprêta à y insérer l’expérienstick. Le jeune, qui commençait à reprendre ses esprits, aperçut l’expérienstick et tenta d’arrêter le geste de l’homme.
— Hé, enlève-moi cette saleté…
— Eh ben ! fit l’homme. Je voulais juste te donner un flash, tête de cul !
— Vous pourriez l’essayer vous-même, non ? suggérai-je.
— Non, et pour la même putain de raison que celle pour laquelle il ne veut pas de cette merde près de son crâne. C’est pas joli-joli.
— Ce n’est quand même pas une séance de torture…
— La séance de torture, c’est pour les mômes. Ce truc-là pourrait être neuf millions de fois plus désagréable, fit-il en tapotant sa poche poitrine, où il venait de glisser l’expérienstick. De la souffrance à l’état pur.
— Vous voulez dire que ce n’est pas toujours la même chose ?
— Bien sûr que non, ou il n’y aurait pas d’élément de risque. Et vu la façon dont ça marche, c’est jamais exactement deux fois le même voyage. Des fois, c’est juste les asticots, d’autres fois, vous êtes les asticots… et il arrive que ce soit encore bien, bien pire… Enfin, il y a un marché pour ça, alors qui suis-je pour discuter ? conclut-il d’un ton soudain chaleureux.
— Et pourquoi quelqu’un voudrait-il faire une expérience pareille ? demandai-je.
Il regarda le jeune avec un grand sourire.
— Hé, c’est quoi, un putain de quart d’heure de philo ? Comment voulez-vous que je le sache ? C’est tout le problème de la nature humaine. Elle est sacrément pervertie, vous pouvez me croire !
— Parlez-moi de ça, dis-je.
Au centre de la salle des pas perdus se dressait une tour ornementée comme un minaret, arborant sur les quatre faces une horloge qui indiquait l’heure à Chasm City. Elle venait de frapper dix-sept coups – la journée comptait vingt-six heures à Yellowstone. Des silhouettes en scaphandre spatial sortirent d’une niche et se livrèrent à une sorte de rituel complexe, quasi religieux. Je vérifiai l’heure à la montre de Vadim – ma montre, me forçai-je à penser, puisque je l’avais maintenant récupérée pour la deuxième fois –, et je vérifiai que les deux étaient à peu près d’accord. Si l’estimation de Dominika était exacte, elle devait encore être en train de s’occuper de Quirrenbach.
Les Hermétiques avaient réussi à passer, à ce moment-là, avec les passagers manifestement les plus aisés, mais il y avait encore beaucoup de gens qui arboraient l’air légèrement hébété de ceux que la misère avait récemment frappés. Peut-être n’étaient-ils que modérément fortunés sept ans auparavant ; peut-être n’avaient-ils pas les relations suffisantes pour se protéger contre la peste. Je doutais qu’il y ait jamais eu de vrais pauvres, à l’époque, à Chasm City, mais il y avait forcément eu des niveaux de fortune. Malgré la chaleur, les gens portaient des vêtements lourds, sombres, souvent surchargés de bijoux. La plupart des femmes étaient en gants et chapeaux, et transpiraient sous des capelines à large bord, des voiles ou des tchadors. Les hommes portaient de lourdes houppelandes au col relevé, les visages disparaissant sous des panamas ou des bérets informes. Beaucoup portaient autour du cou de petites boîtes en verre contenant des choses qui ressemblaient à des reliques religieuses, mais qui étaient en fait les implants qu’on leur avait retirés et qu’ils arboraient comme les symboles de leur opulence passée. Il y avait des gens de tous les âges, mais je n’en voyais pas de vraiment vieux. Peut-être les vieillards étaient-ils trop mal en point pour s’aventurer dans le souk, mais je me souvenais aussi de ce qu’avait dit Orcagna à propos des traitements de longévité sur les autres mondes. Il était tout à fait possible que certains de ceux que je voyais ici aient deux ou trois cents ans et qu’ils croulent sous une masse de souvenirs remontant à Marco Ferris et à l’ère amerikano. Ils avaient dû vivre des moments bien étranges… mais je doutais qu’aucun d’eux ait vu quelque chose de plus bizarre que les récentes transfigurations de leur cité, ou l’effondrement d’une civilisation dont la longévité et l’opulence avaient dû paraître inattaquables. Pas étonnant que tant des gens que je voyais aient l’air tristes, comme s’ils se disaient que les choses auraient beau s’arranger jour après jour, le bon vieux temps ne reviendrait jamais. Il était impossible de ne pas se sentir concerné par le spectacle de cette mélancolie omniprésente.
Je repartis vers la tente de Dominika puis je me demandai si c’était une si bonne idée que ça.
J’avais des questions à lui poser, certes, mais je pouvais tout aussi bien interroger n’importe lequel de ses concurrents. Du reste, je serais peut-être obligé de leur parler à tous. La seule chose qui pouvait m’amener à retourner chez Dominika, c’était Quirrenbach… Même si j’avais commencé à m’habituer à sa présence, il me faudrait bien le larguer, tôt ou tard. Je pouvais m’en aller tout de suite, quitter le quartier de la gare. Il y avait de fortes chances pour que nous ne nous revoyions jamais.
Je me dirigeai vers l’autre bout du souk.
Au lieu de tomber sur la paroi opposée, je trouvai une porte qui donnait sur les niveaux inférieurs de la cité, visibles derrière un perpétuel écran de pluie sale ruisselant sur toutes les parois. Je repérai une file de rickshaws : des boîtes verticales coincées entre deux grandes roues dont les conducteurs se prélassaient indolemment en attendant le client. Certains de ces engins étaient propulsés par des moteurs crachotants, à vapeur ou à méthane. D’autres marchaient à pédales. Il y en avait même qui ressemblaient à d’anciens palanquins convertis. Derrière, il y avait d’autres véhicules plus élégamment profilés, posés sur des béquilles : deux appareils qui rappelaient beaucoup les cigares volants de Sky’s Edge, et trois autres qui ressemblaient à des hélicoptères avec leur rotor replié. Des manœuvres fourraient un palanquin dans l’un de ces engins en le basculant selon un angle peu protocolaire. Je me demandai si j’assistais à un enlèvement ou si j’étais en train de regarder quelqu’un prendre un taxi.
J’aurais pu réinstaller dans l’un des cigares volants, mais les rickshaws paraissaient offrir plus de perspectives pour le moment. Au moins, ils me procureraient un aperçu olfactif de cette partie de la ville, même si je n’avais pas de destination précise en tête.
Je me frayai un chemin à travers la foule, le regard résolument fixé droit devant moi.
Puis, alors que je n’étais pas tout à fait à mi-chemin, je m’arrêtai, fis demi-tour et retournai chez Dominika.
— Mon ami Quirrenbach n’est pas encore fini ? demandai-je à Tom.
Tom, qui se trémoussait toujours sur son air de sitar, avait semblé surpris de voir quelqu’un entrer sous la tente de Dominika sans y avoir été traîné de force.
— Non, M’sieur, lui pas prêt – dix minutes. Z’avez l’argent ?
Je n’avais pas idée de ce qu’allait bien pouvoir coûter l’opération de Quirrenbach, mais je me disais que la vente des expériensticks de Grand Teton couvrirait largement les frais. Je séparai ses billets des miens et les posai sur la table.
— Pas assez, M’sieur. Madame Dominika, elle en veut encore un.
Je dépouillai ma liasse d’une petite coupure et l’ajoutai, la mort dans l’âme, à la pile de Quirrenbach.
— Y a intérêt à ce que ça suffise, dis-je. Quirrenbach est un de mes amis, et si j’apprends que vous lui avez soutiré un supplément, je reviendrai.
— C’est bon, M’sieur. C’est bon.
Je regardai le gamin filer vers le rideau qui séparait les deux parties de la tente, jeter un rapide coup d’œil sur la forme massive de Dominika et le divan sur lequel elle officiait. Quirrenbach était couché à plat ventre, torse nu, la tête entourée d’un réseau de sondes. Dominika lui avait complètement rasé le crâne. Elle faisait de drôles de gestes avec ses doigts. On aurait dit une marionnettiste manipulant des ficelles d’une finesse telle qu’elles étaient invisibles, et c’était comme si les petites sondes qui dansaient autour du crâne de Quirrenbach lui obéissaient. Il n’y avait pas de sang. Sa peau n’avait même pas l’air entamée.
Dominika était peut-être meilleure qu’elle n’en avait l’air.
— D’accord, dis-je en voyant revenir Tom. J’ai une faveur à te demander, et en échange, il y a ça pour toi. (Je lui agitai sous le nez la plus petite coupure en ma possession.) Et ne viens pas me dire que je t’insulte, parce que tu ne sais pas ce que je vais te demander.
— Ben dites-le, M’sieur.
Je fis un geste en direction des rickshaws.
— Ces trucs-là vont dans toute la ville ?
— La plus grande partie de la Mouise.
— La Mouise… c’est le quartier où nous sommes, là ?
Comme il ne répondait pas, je sortis de la tente, le gamin à la remorque.
— Je dois aller en ville. Je ne sais pas à quelle distance nous sommes de l’endroit où je vais, et je ne voudrais pas me faire entuber. Je suis sûr que tu pourras m’arranger ça, hein ? Surtout que je sais où tu habites.
— Vais vous obtenir un bon prix, pas vous en faire.
Puis une pensée lui traversa l’esprit.
— Vous pas attendre ami ?
— Non. J’ai vraiment affaire ailleurs. Et M. Quirrenbach aussi. Nous ne nous reverrons pas tout de suite.
J’espérais sincèrement que c’était la vérité.
La plupart des rickshaws à pédales étaient propulsés par des espèces de primates velus dotés de jambes plus longues et plus droites que la normale par clippage d’un gène humain qui reprogrammait les homeobox. Tom négocia en un canasien rapide et inintelligible avec un autre gamin. Ils auraient pu être interchangeables, sauf que le deuxième avait les cheveux plus courts, et peut-être un an de plus que le premier. Tom me dit qu’il s’appelait Juan ; quelque chose dans leur façon de négocier m’amena à penser que c’étaient de vieilles relations d’affaires. Juan me serra la main et m’escorta vers le premier rickshaw de la file. Je jetai un coup d’œil un peu nerveux par-dessus mon épaule. Pourvu que Quirrenbach soit toujours dans les vapes… Je n’avais pas envie de me justifier auprès de lui s’il arrivait à temps pour me voir mettre les voiles. Il y avait des pilules tellement amères que rien ne pouvait les aider à passer, et se faire larguer par quelqu’un qu’on prenait pour un nouveau compagnon de voyage devait en faire partie.
Enfin, il pourrait peut-être sublimer la souffrance du rejet dans l’un de ses futurs chefs-d’œuvre.
— Où on va, M’sieur ?
C’était Juan. Il parlait avec le même accent que Tom. Je compris que ça devait être une sorte d’argot post-pestilence ; un pot-pourri de russe, de canasien, de norte et d’une douzaine d’autres langues qu’on parlait ici durant la Belle Époque.
— Emmène-moi au Dais, dis-je. Tu sais où c’est, hein ?
— Bien sûr, répondit-il. Je sais où est le Dais. Juste comme je sais où est la Mouise. Vous me prenez pour un crétin, genre Tom ?
— Eh bien, emmène-moi au Dais.
— Non, M’sieur. J’peux pas vous emmener là.
Je commençai à détacher une coupure de la liasse avant de réaliser que le litige ne résidait pas dans une banale histoire d’argent mais était l’indice d’un problème plus fondamental, et qui venait sûrement de moi.
— Le Dais est un quartier de la ville ?
J’obtins, en réponse, un long hochement de tête douloureux.
— Vous v’nez d’arriver dans le coin, hein ?
— Oui, je viens d’arriver. Alors, tu pourrais peut-être me faire une faveur et m’expliquer pourquoi le fait de m’emmener au Dais est au-delà de tes possibilités ?
Juan escamota le billet que j’avais détaché et m’offrit le siège arrière du rickshaw comme si c’était un trône orné de velours rouge.
— Je vais vous montrer, M’sieur. Mais je vous y emmène pas, compris ? Pour ça, faudrait autre chose qu’un rickshaw.
Il se jucha à côté de moi, se pencha et chuchota quelque chose à l’oreille du conducteur. Le primate se mit à pédaler en grommelant, avec ce que je pris pour une profonde indignation quant à l’usage que l’on faisait des glorieux produits du génie génétique, dont il était assurément l’un des plus précieux spécimens.
Le génie génétique appliqué aux animaux, je devais l’apprendre plus tard, était l’une des rares industries qui avaient connu un boom depuis la peste. Ce créneau s’était présenté lorsque les machines un tant soit peu sophistiquées avaient commencé à tomber en morceaux.
Comme Quirrenbach l’avait dit, il n’y avait pas si longtemps, si catastrophique que puisse être une situation, elle ne l’était jamais pour tout le monde.
Ça valait pour la peste.
Les rickshaws entraient et sortaient de la zone de parking par un tunnel en pente, aux parois de béton couvertes d’un mucus suintant. Au moins, il y faisait plus frais. Le bruit de la gare s’estompa rapidement, remplacé par le doux couinement de la chaîne et des engrenages qui transmettaient le mouvement du pédalier aux roues.
— Vous êtes pas d’ici, répéta Juan. Pas de Ferristown, ni de la Ceinture de Rouille. Même pas du système.
Étais-je à ce point ignare que ça sautait aux yeux de ce gamin ?
— Vous ne devez pas avoir beaucoup de touristes, ces temps-ci.
— Pas depuis le problème, non.
— Comment c’était, avant ?
— Je sais pas, M’sieur. Trop jeune.
Bien sûr. Ça remontait à sept ans. La majeure partie d’une vie d’enfant. Juan, Tom et les autres gamins des rues devaient tout juste se rappeler à quoi ressemblait la vie à Chasm City avant la peste. Pour eux, ces quelques années de prospérité, riches d’un potentiel illimité, se perdaient dans le vague. C’était ça, l’enfance. Tout ce dont ils se souvenaient, tout ce qu’ils connaissaient en réalité, c’était la ville telle qu’elle était à présent : immense, sombre et à nouveau pleine de possibilités – sauf que, maintenant, régnaient le crime, le danger et l’absence de loi, dans une cité pour les mendiants, les voleurs et tous ceux qui vivaient de leur débrouillardise et non grâce à leur fortune.
Nous croisâmes d’autres rickshaws luisants de pluie qui revenaient de la salle des arrivées. Seuls quelques-uns d’entre eux ramenaient des passagers engoncés dans leurs imperméables. À en juger par leur air morose, ils auraient payé cher pour être n’importe où plutôt qu’à Chasm City. Je les comprenais. J’étais fatigué, j’avais trop chaud, je cuisais dans mon jus, ça me grattait partout et j’aurais donné n’importe quoi pour un bain. Je m’indisposais moi-même, tellement je puais.
Mais qu’est-ce que je foutais là, bordel ?
Qu’est-ce que je foutais dans cette ville qui était devenue une perversion maladive d’elle-même ? J’avais parcouru plus de quinze années-lumière, tout ça pour retrouver et tuer un bonhomme qui n’était même pas vraiment mauvais – même moi, je le voyais bien. Je haïssais Reivich pour ce qu’il avait fait, mais il avait simplement agi comme je l’aurais fait à sa place, dans les mêmes circonstances. C’était un aristocrate, pas un guerrier, et dans une autre vie – si l’histoire de notre planète avait suivi un autre cours – nous aurions pu être amis, lui et moi. J’avais assurément de l’estime pour lui, à présent, même si cette estime était due au fait qu’il avait réagi d’une façon tout à fait inattendue en détruisant le pont, à Nueva Valparaiso. Une brutalité si aveugle ne pouvait que susciter le respect.
Et pourtant, en dépit de tout ça, je savais que je n’hésiterais pas à le tuer.
— Moi, M’sieur, reprit Juan, j’crois qu’vous auriez bien besoin d’un cours d’histoire.
Je n’avais pas appris grand-chose, à bord du Strelnikov, mais je n’avais pas envie d’en savoir plus long pour le moment.
— Si tu penses que je ne suis pas au courant pour la peste…
La lumière s’éclaircit, dans le tunnel, devant nous. Pas beaucoup, mais suffisamment pour signaler que nous étions sur le point d’entrer dans la ville proprement dite. La lumière avait cette même tonalité brun caramel que j’avais vue depuis le béhémoth : la couleur de la lumière déjà boueuse, filtrée par une couche supplémentaire de boue.
— La peste a frappé, rendu les bâtiments dingos, fit Juan.
— Ça, on me l’a dit.
— On vous en a pas assez dit, M’sieur. Ceux-là, d’bâtiments, y changent, vraiment vite, reprit-il avec de grands gestes expressifs. Des tas d’gens morts, écrasés, pris dans les murs.
Sa syntaxe était rudimentaire, mais je pensai que le conducteur du rickshaw aurait été bien incapable de ce bel effort. Il était assez occupé à faire des embardées pour éviter les autres rickshaws.
— Ça n’a pas dû être drôle.
— J’vais vous montrer des gens dans les murs, M’sieur. Vous aurez plus envie de rigoler. Vous f’rez dans vot’ froc. Bon, enfin, les bâtiments, ils changent plus vite en haut, d’accord ?
— Euh, là, je ne comprends pas.
— Ben, les bâtiments, comme les arbres. Ont beaucoup de racines, plongent dans le sol, d’accord ?
— Les conduites d’alimentation qui sont dans les fondations, c’est ça ? Ils puisent dans le lit de roche les matériaux dont ils ont besoin pour croître et se réparer ?
— Ouais. C’est c’que j’dis. Comme des grands arbres. Mais comme des grands arbres pour d’autres raisons aussi. Toujours pousser par le haut. Compris ?
Il se remit à gesticuler, et je crus qu’il esquissait les contours d’un nuage atomique.
Il me semblait que je commençais à comprendre.
— Tu veux dire que les systèmes de croissance étaient concentrés dans les parties supérieures des structures ?
— Ouais.
Je hochai la tête.
— Évidemment. Ces structures étaient conçues pour croître et se démanteler. D’une façon ou d’une autre, il fallait toujours pouvoir ajouter ou retirer des matériaux du sommet. Comme ça, le centre nerveux des mécanismes autoréplicants monterait toujours avec la structure. Les niveaux inférieurs devaient nécessiter moins de mécanismes ; juste le strict minimum pour les empêcher de basculer, pour les travaux d’entretien et pour les reconceptions périodiques…
Le sourire de Juan exprimait-il l’approbation – parce que j’avais compris ça tout seul – ou la compassion parce qu’il m’avait fallu tout ce temps ? Difficile à dire.
— La peste atteint d’abord le haut, elle remonte par les racines. Le haut des bâtiments devient dingo d’abord. En bas, ça reste comme avant. Le temps que la peste y arrive, les gens coupent les racines, le bâtiment meurt de faim. Y change plus.
— Mais à ce moment-là, les parties supérieures ont tellement changé qu’elles sont devenues méconnaissables. Ça a dû être une époque terrible à vivre, fis-je en secouant la tête.
— Sans déc’, mec !
Nous débouchâmes dans la lumière du jour, et je compris enfin ce que Juan racontait.